Revue d'Etudes Culturelles en Ligne |
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A. D.-L.: J’ai beaucoup aimé comment vous articulez une partie importante de vos Variations sur l’érotisme (Descartes Cie, 2004) autour d’une relecture nécessaire, cinquante ans après, de l’ontologie bataillienne qui, selon vous, clôt une période historique, celle de l’érotisme comme « part maudite ». L’homo eroticus de Bataille se différenciait de l’animal essentiellement à travers un érotisme « de l’intérieur » qui opposait dialectiquement maîtrise et perte de soi. Comme vous le rappelez avec humour, le sexe est désormais enseigné à l’école dans le cours de biologie. Notre époque contemporaine évince ainsi l’intensité troublante de l’érotisme: comment comprendre cet édénisme mou après un siècle de naturalismes totalitaires ?
La référence à Bataille, de fait, répond à la commande qui m’a été faite par l’éditeur de ce livre, Marc Guillaume; c’est lui qui m’a demandé de faire le point: cela fait une cinquantaine d’années, en effet, que les textes canoniques de L’Erotisme ont été écrits, et depuis, si nous sommes régulièrement submergés de textes et de romans « érotiques », ou prétendant l’être, la réflexion intellectuelle sur l’érotisme ne semble guère avoir été approfondie. Tel était le programme: il fallait y regarder de près, donc, sur ce qui s’est passé depuis cinquante ans, dans ce domaine (en vrac: la « libération sexuelle » des années 60-70, l’émancipation féminine, le recul de la censure, la banalisation de la pornographie, l’absorption grandissante de l’érotisme dans la mode, la pub, etc.) – et tenter de démêler, à partir de là, ce qui, dans les thèses de Bataille, est devenu obsolète, et ce qui demeure pertinent… Or, précisément, la définition de l’érotisme humain comme un phénomène largement intérieur n’a, semble-t-il, rien perdu de sa validité: jusqu’à preuve du contraire, il est évident que l’être humain, l’être parlant, fait l’amour autant avec ses fantasmes, son imaginaire, qu’avec ses organes… Je commente, dans ce livre, une réflexion que me fit un jour Chantal Thomas: il peut arriver que certaines personnes se livrent aux orgies les plus débridées, aux perversions les plus extravagantes, et que cela demeure parfaitement nul; à l’inverse, il peut arriver que d’autres individus fassent l’amour de façon apparemment classique, et que ce qui se passe dans les têtes soit du niveau des Cent vingt journées de Sodome… Cela, qui engage le désir, et la jouissance, ne saurait bien entendu être enseigné dans le registre de la biologie, des sciences naturelles. Mais il est clair, aussi, qu’une telle vérité paradoxale ne saurait en aucun cas passer dans le code ordinaire de la pornographie, qui se réduit pour l’essentiel à la captation des apparences extérieures de l’acte sexuel, c’est-à-dire à ce que Bataille, pour l’opposer à l’érotisme nommait la « mécanique animale »… De ce point de vue, le seul film pornographique qui m’intéresserait serait celui qui, en même temps que la représentation des actes sexuels, nous restituerait intégralement le monologue intérieur des personnages qui s’y livrent. Mais il va de soi qu’un tel film, aujourd’hui, est rigoureusement impensable.
C’est même pourquoi j’ai tendance, dans ce livre, en dehors de certaines incursions dans le domaine pictural, à privilégier la littérature, qui me semble aller beaucoup plus loin dans la lucidité quant à cet érotisme intérieur que tous les autres systèmes de représentation ou d’interprétation. Précisément parce que l’érotisme, pour peu qu’on sache accéder à ce qui se passe dans les têtes, apparaît comme tout autre chose qu’un phénomène naturel, ou qu’une pure et simple technique. Sinon, on comprendrait mal pourquoi l’un des livres les plus intensément érotiques de tous les temps, l’un de ceux qui ne cessent, génération après génération, de troubler et d’échauffer les adolescent(e)s qui le découvrent, je veux bien sûr parler des Liaisons dangereuses, est aussi un roman où, littéralement, aucune scène sexuelle n’est décrite. Qu’on pense, aussi, à ce que Sade nous fait entrevoir de la jouissance, sous toutes ses formes; à la façon dont les pratiques sexuelles, chez lui, sont énoncées, classées, raisonnées, articulées à un discours (d’où le primat qu’il accorde au » plaisir de tête », qui, selon lui, gouverne tous les autres); dont l’érotisme, dans ses fictions, résulte des récits (Les Cent vingt journées de Sodome) ou des discours philosophiques (La Philosophie dans le boudoir, Histoire de Juliette) à partir desquels s’ordonnent, rituellement, les scénographies orgiaques. En bref, l’érotisme humain, contrairement à la sexualité animale, aveugle et fonctionnelle, peut accéder à la « conscience de soi » – justement parce qu’il procède du langage, celui qui peut le penser mais aussi en susciter les pratiques.
Je m’attarde assez longuement, par ailleurs, sur les romans de Kundera. Celui-ci, d’évidence, n’est pas du tout un « auteur érotique » (son but n’est pas d’exciter le lecteur) – mais bien plutôt quelqu’un qui, souvent, aborde l’érotisme comme un champ d’observation privilégié pour révéler dans l’expérience humaine des zones d’irrationalité, de paradoxe, d’ambiguïté; et il ne peut le faire qu’à adopter ponctuellement la position, généralement discréditée par les canons de la modernité, du « narrateur omniscient »: celui qui est capable de pénétrer dans plusieurs intériorités à la fois. Je pense par exemple, à ce récit du Livre du rire et de l’oubli intitulé « maman », où une petite orgie à trois concoctée par les personnages risque à un moment d’échouer, mais finit malgré tout par se concrétiser, pour leur plus grand plaisir – et où il nous laisse percevoir par quel cheminement internes ils parviennent à surmonter leurs inhibitions, tout en suggérant qu’aucun des trois ne jouirait vraiment s’il savait ce que les deux autres ont dans la tête… Je pense, aussi, à cette séquence de son dernier roman, L’Ignorance, où le plaisir qui emporte deux personnages repose sur un parfait malentendu – la jouissance, là aussi, ne s’imposerait pas si cela se passait dans la transparence. Je pense, encore, à cette superbe séquence de L’Insoutenable légèreté de l’être, où Sabina, presque nue, se trouve aux côtés de son amant Tomas, face à un miroir, coiffée du chapeau melon qui est l’accessoire fétichiste de son plaisir. Or ce chapeau, pour elle, implique plusieurs connotations: sentimentales (il vient du passé, de sa patrie dont elle s’est exilée), érotiques (il accompagne ses jeux amoureux), et triplement transgressives; il lui a été donné par son père, dont elle profane ainsi la mémoire en l’associant à ses petites perversité; c’est un chapeau masculin, qui introduit un certain coefficient d’ambiguïté dans son image; c’est un objet incongru, presque comique, qu’elle ressent comme une excitante humiliation, un viol fait à sa dignité. Au demeurant, c’est alors qu’elle est traversée par le fantasme d’une souillure supplémentaire (chier devant son amant), et qu’une jouissance fulgurante s’empare d’elle. Il est clair que l’érotisme, ici, procède d’un imaginaire, d’un processus intérieur, secret, dont nous ne saurions rien si Kundera ne nous avait pas fait pénétrer dans la tête de Sabina. D’ailleurs, quand le cinéma a tenté de d’adapter cette scène, il n’a rien su restituer de cette voix intérieure – n’est resté qu’un chapeau un peu insolite, incapable de nous dire quoi que ce soit sur l’érotisme de Sabina.
Est-ce que notre époque, comme vous semblez le penser, évince tout cela ? L’érotisme à mon sens, est loin d’avoir disparu – même s’il ne concerne que quelques sujets singuliers, indifférents ou réfractaires à l’esprit du temps (mais ceux-là savent se reconnaître). Je dirais plutôt que la société a absorbé son négatif, qu’elle fonctionne désormais moins à la censure (la fonction symbolique de l’interdit s’est largement décomposée, dans un monde où la jouissance est moins proscrite que prescrite) qu’à la banalisation, à l’indifférenciation. L’» érotisme » est omniprésent, dans les films, la pub, les journaux, les magazines, mais il tend à être socialement intégré (un slogan, récemment, à la une d’une revue féminine: « faire l’amour est bon pour la santé » – difficile de pousser plus loin la confusion de la fin et des moyens !); et, surtout, il est sommé de répondre à des normes, presque à un modèle de consommation. Ce qui dérange, c’est d’affirmer, en ce domaine, une trop grande singularité – quelque chose qui nous excepte du troupeau de consommateurs-spectateurs. Comme si la surexposition du sexe avait pour objectif paradoxal de nous empêcher d’être pleinement acteurs et metteurs en scène de notre propre désir. Une chose, du reste, m’a frappé, depuis longtemps: c’est l’extrême pauvreté, dans les films pornos, du langage, ramené à quelques grognements, quelques gémissements, quelques clichés « orduriers ». Comme si l’important était que le sexe ne soit surtout pas parlé, ni pensé (c’est sans doute la même chose). Qu’il ne parvienne pas à la conscience de soi. Il est évident que le naturalisme dont vous parlez (la conception du sexe comme phénomène naturel, innocent) n’a pu que contribuer à cette banalisation, à cette normalisation – qui n’est, probablement, que la nouvelle forme du refoulement.
S.H.: Un des axes de réflexion développés dans Variations me semble être le suivant: l’érotisme n’est pas seulement menacé aujourd’hui par le retour en force de l’ordre moral mais aussi par tous les discours qui réduisent la sexualité à un acte naturel. Vous avancez à plusieurs reprises que ces deux systèmes idéologiques ne s’opposent pas aussi radicalement qu’on pourrait le croire, mais qu’en réalité, ils se confortent mutuellement…
Bien entendu. Nous avons outrepassé les oppositions traditionnelles en la matière, et nous pouvons définir notre époque comme celle des paradoxes terminaux, celle où les contraires peuvent parfaitement coexister (et s’alimenter réciproquement): la diffusion sans précédent de l’imagerie pornographique, et la tendance au renforcement de la censure; la permissivité générale, et l’apologie de la répression; la normalisation des minorités sexuelles (dont le mariage gay n’est que le dernier avatar, plutôt amusant, d’ailleurs, puisqu’il ne révèle rien d’autre qu’un acharné désir de norme), et la dictature de la bien-pensance, des bons sentiments, ce que Nietzsche appelait la « moraline »; la conception naturaliste de la sexualité, et le retour à l’ordre moral (dont témoignent les débats récents sur la prostitution, ou les dérives engendrées par l’obsession sacrificielle de la pédophilie). Mon hypothèse, c’est que ces phénomènes apparemment opposés ne coexistent si bien que parce qu’ils sont fondamentalement complices. Parce qu’ils partagent un même refoulement: celui de l’érotisme, justement. C’est même pourquoi, aujourd’hui, la propagande anti-érotique peut parfaitement s’inscrire au sein des représentations les plus hard – comme on le voit dans Les Particules élémentaires de Houellebecq, ou encore, à un niveau artistique bien inférieur, dans les films de Catherine Breillat. Que le sexe soit défini comme « naturel » (en négligeant ce qui distingue radicalement l’érotisme humain de la sexualité animale), c’est-à-dire fondamentalement innocent, ou qu’il soit à l’inverse désigné comme un lieu de désordre social, d’injustice, de violence, de dégradation, c’est dans les deux cas la possibilité même de l’érotisme qui est évacuée – c’est-à-dire tout ce qui répond au jeu (et à l’opposition solidaire) de l’interdit et de la transgression. D’où la tentation de substituer au régime symbolique de l’interdit (qui autorise un jeu, justement) le pur et simple appel à la loi – autrement plus redoutable. D’où, aussi, dans cette zone de partage, l’apparition de comportements qui relèvent exactement de la définition hégélienne de la « belle âme »: c’est-à-dire l’attitude de ceux qui jouissent de ce qu’ils dénoncent…
C’est pourquoi, selon moi, l’érotisme désormais doit non seulement s’affranchir du conformisme moral, de la répression de la censure (comme il l’a toujours fait dans l’histoire) – mais encore (et c’est ce qui est nouveau) du monde de la pornographie banalisée, de la marchandisation des désirs, de la propagande naturaliste intensive, des impudeurs médiatiques ou publicitaires stéréotypées, des images hard où tout, sauf l’essentiel, est exposé en pleine lumière; en bref, de toutes cette prolifération de représentations organiques (mais aussi de pratiques sexuelles prescrites, indifférentes, rendues inoffensives) où l’imagination n’est plus sollicité. C’est même pourquoi, soit dit en passant, l’œuvre de Kundera m’a intéressé: puisqu’elle traverse avec la même lucidité ironique le monde ancien de la répression, des interdits religieux, du puritanisme, et celui, nouveau, de l’impudeur érigée en valeur, de l’innocence proclamée de la sexualité, de la jouissance posée en conquête progrès collectif (c’est Le Livre du rire et de l’oubli qui marque le passage d’un monde à un autre, d’un conformisme à un autre). Un roman comme La Lenteur confronte avec la plus grande pertinence le monde ancien du libertinage (où l’érotisme supposait un sens de la gradation, de la mise en scène, de la discrétion, de la mise en forme quasi artistique de l’expérience vécue) et le monde moderne où, selon l’intuition paradoxale de Baudrillard, « la liberté a succombé à son effet pervers: la libération »…
Le naturalisme, cela revient en fait à assimiler la sexualité humaine à une pulsion animale, aveugle et fonctionnelle. Or, et j’en évoque cent exemples, fictionnels ou réellement attestés, l’érotisme humain est indissociable du langage, dont l’animal est dépourvu; nous le pratiquons en toute saison; et nous inventons en lui nos rituels, nos cérémonies, tandis que les parades sexuelles, chez les animaux, ne procèdent que de l’instinct, et sont à l’intérieur d’une même espèce très peu variées. Plus généralement, je mentionne dans ce livre plusieurs « scénarios » érotiques où apparaissent différents jeux avec l’ordre symbolique (notamment dans l’ordre de la transgression des interdits), et aussi tout un régime de métaphores, de métonymies, de connotations, d’effets de contexte, de détournements de codes, d’oxymores accentués, d’ambivalences, de déplacements, de condensations, et même d’allusions culturelles – soit ce qui implique tout un imaginaire lié au signifiant, c’est-à-dire la chose la « naturelle » qui soit.
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