Revue d'Etudes Culturelles en Ligne |
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Pourquoi lancer cette percée comparatiste dans les études culturelles par la
question (peu novatrice au fond) des rapports complexes et inévitablement
pervers entre l’érotisme et l’ordre moral ?
D’abord parce que l’actualité y invitait lors de la conception même du sujet de la revue: les projets de loi sur le racolage passif faisaient ressurgir le spectre de la double morale bourgeoise caractéristique d’une autre fin de siècle, les affaires de censure telles que la France n’en avait connues depuis le gaullisme se multipliaient; et Nicolas Jones- Gorlin, Louis Skorecki ou Kiki Lamers étaient, pour leurs oeuvres, inquiétés par la justice. Enfin, l’amendement Jolibois – dont un numéro spécial d’Art Press de juin 2003 montrait les effets pervers – autorisait (incitait) les associations pudibondes à réclamer l’interdiction, assortie du versement de dommages et intérêts, des oeuvres qu’elles jugeraient « à caractère violent ou pornographique » lorsqu’elles sont susceptibles « d’être vues ou perçues par un mineur ». A contrario, les créations et productions culturelles se faisaient de plus en plus transgressives comme le révélait l’irruption de pornèmes dans la littérature, le cinéma contemporain, la publicité, les séries télévisées, les émissions radiophoniques. Cette institutionnalisation de la transgression et ce retour à l’ordre moral constituant les deux versants d’un même retour du refoulé.
Enfin, la doxa tendait à opposer radicalement sur cette question une attitude de droite – persuadée de l’existence d’un ordre naturel hiérarchique, de la nécessité de la religion et de l’autorité, pénétrée de la croyance que l’humanité est mauvaise et hostile à cette activité culturelle, codifiée et raffinée qu’est l’érotisme – et une posture de gauche – convaincue de la perfectibilité humaine, de la possibilité de transformer la société (et donc la culture) afin que l’humanité se tourne enfin vers le Bien et le Vrai, et bienveillante envers un érotisme conçu comme l’objet d’une réflexion, d’une éducation, comme une forme élevée de la communication humaine, comme une voie d’accès à la spiritualité.
Représentation bien schématique ; or, il nous semblait que s’il existe une « droite cochonne » (incarnée jadis par Mirbeau ou Louÿs), il est aussi une gauche prude et rigoriste (le politiquement correct n’épargnant ni les discours des ligues prétendument révolutionnaires, ni les nouvelles figures du Parti Socialiste). C’est pourquoi nous avons souhaité nous pencher sur l’historique de rapports dont on voyait l’exténuation, voire la récupération postmoderne, d’autant que des analyses foucauldiennes sur les paradoxes de la pédophilie grecque (singulièrement à la fois acceptée et condamnée selon des critères normatifs complexes), jusqu’aux études de Nicholas Bornoffsur les rapports pervers entre censure et pornographie au pays des « samouraïs roses »[1], la déconstruction des liens entre éros et pólis constitue un des axes privilégiés du culturalisme.
C’est ce champ érotique que voudrait arpenter ce numéro où sont volontairement multipliés les approches (littéraires, esthétiques, historiques, sociologiques, philosophiques, juridiques…), les horizons socio-culturels (Belgique, France, Italie, Pologne, Royaume-Uni, Suisse…), les domaines (roman, apologue, conte, poème libertin, essai, cinéma, sculpture, peinture, presse, série télévisée, botanique, politique, religion…) et les périodes (d’Ovide et Juvénal à Michel Houellebecq, en passant par les Pères de l’Eglise…).
Ainsi, des « paradoxes terminaux » de la liberté et de la répression consentie diagnostiqués par Guy Scarpetta dans notre postmodernité en pleine débandade aux analyses d’Olivier Bessard-Banquy sur la « désérotisation du monde » issue de la « libération sexuelle » récupérée par l’« impératif du couple », nouveau mot d’ordre social, ce volume s’interroge sur l’(in)actualité des rapports entre interdit et transgression établis il y a cinquante ans par Georges Bataille. Dans cette voie, Christine Detrez et Anne Simon déconstruisent ce familiarisme qui informe, selon le modèle foucauldien, autant la littérature assujettissante (collection Harlequin, revues féminines comme ELLE ou Biba, séries télévisées telles Sex and the City) que la haute culture ; tandis que Tomasz Swoboda s’attaque directement à la relecture de Bataille et à la désacralisation d’un érotisme devenu simple divertissement, non plus subversion mais cohésion hantée par l’acédie postmoderne. Ces quatre études trouvent une manière de synthèse, oblique, dans celui de Vincent Jouve qui, se fondant sur les théories de la lecture, dévoile les ambiguïtés psychologiques et axiologiques de l’expérience érotique fictionnelle. Cette dimension théorique rencontre à son tour un
prolongement dans trois articles de critique littéraire. Jacques Poirier retrace l’évolution du mythe de Judith, qui fut sainte puis catin avant d’incarner chez Michel Leiris une obscénité souveraine. Alain Trouvé analyse les « textes de jouissance » de Desnos et d’Aragon au-delà de leur volonté provocatrice. Enfin, Frank Wagner examine le sado-érotisme de Robbe-Grillet, et le définit, après Guy Scarpetta, à la fois comme représentation de la perversion et comme perversion de la représentation, comme détournement et comme aveu.
Au coeur du projet culturaliste: l’approche historiciste, au sens de ce New Historicism qui, développé à Berkeley autour de Stephen Greenblatt et de la revue Representations, rêvait de mettre au jour dans les textes – en particulier dans les textes littéraires – les modalités de l’inscription de discours sociaux. C’est ainsi que Dominique Brancher étudie le débat sur le sexe des plantes à la Renaissance, scandale qui bouleverse les topoï de la botanique chrétienne, et que Frank Greiner analyse les différences, pendant les guerres de religion, entre le sentimentalisme catholique et le refus protestant de la volupté. Parallèlement, dans le sillage foucauldien, Jean-Claude Ternaux observe le détournement de citations antiques dans les traités édifiants du XVIe siècle. Johana Porcu, quant à elle, se penche, dans le théâtre d’Alexandre Hardy, sur les actes de violence sexualisée qu’elle interprète comme autant de transgressions d’un ordre social présenté comme injuste. De son côté, Jole Morgante, à travers une analyse minutieuse des Contes de La Fontaine, pointe les ambiguïtés de l’érotisme au sein du polysystème culturel de la France du XVIIe siècle. Poursuivant dans cette perspective, Isabelle Durand-Leguern montre comment et pourquoi l’imaginaire gothique a pu naître et se développer sur un éros conjointement
subversif et domestiqué, tandis que Nicole Albert s’intéresse aux liens unissant répression et érotisation de l’image du tribadisme à la fin du XIXe siècle. Pour sa part, Florence Fix met en évidence les rapports entre le théâtre britannique et le tournant conservateur incarné par Margaret Thatcher. Enfin, Danielle Perrot- Corpet s’attache à deux « mythoclastes » contemporains – Elfriede Jelinek et Juan Goytisolo – qui sont aussi des explorateurs des codes pornographiques et de la « fonction érogène » du langage.
Conformément au projet culturaliste, la littérature n’est pas seule, naturellement, à susciter l’intérêt. Marie-Victoire Nantet interroge ainsi la sculpture, notamment le processus d’allégorisation décente du nu dans la Valse de Camille Claudel. Frédérique Toudoire-Surlapierre décrypte les tableaux de Balthus comme retournement des lois morales par un voyeurisme piégé, et Thierry Santurienne déconstruit le code vocal libidinal à l’oeuvre dans l’opéra de Poulenc inspiré de Bernanos. Le septième art n’est pas en reste. Si Sylvie Servoise s’attache à l’érotisme comme métaphore de l’irruption du sacré au coeur du monde postindustriel dans Théorème de Pasolini, Nicolas Surlapierre, à partir des trois volumes de L’Erotisme au cinéma que Jean-Marie Lo Duca a fait paraître chez Jean-Jacques Pauvert au mitan des années 1960, s’interroge sur les capacités de l’oeil à produire et à décrypter l’érotisme. Pour finir autrement – selon ce qui deviendra, on l’espère, une tradition de cette revue, ce numéro s’achève par un bref texte de fiction écrit par Michel Erman, manière de pendant à l’interview initiale.
On aurait aimé, bien sûr, pouvoir étendre ces interrogations à d’autres domaines, tels que le très paradoxal nazi porn (des films de Jess Franco à leur récriture critique dans Portier de nuit de Liliana Cavani, dans Salò de Pasolini, dans le Caligula de Bob Guccione) ou l’homo-érotisme totalitaire (des prolétaires soviétiques aux guerriers fascistes) étudié par George Mosse, ou encore la sensualité des média-lolitas qui pérennisent l’ordre social au moins autant qu’elles ne le subvertissent. Bien des secrets de l’érotisme restent en suspens. Nous y reviendrons !
[1] N. Bornoff, Pink Samouraï. An Erotic exploration of Japanese Society, Grafton, 1991.
ANTONIO DOMINGUEZ LEIVA SEBASTIEN HUBIER
Questions à Guy Scarpetta
Nicole Albert (Paris), « Le saphisme à la Belle époque: entre désordre des sens et silence de la loi »
Olivier Bessard-Banquy (Bordeaux), « L’Ecriture du sexe aujourd’hui. La littérature entre le désenchantement érotique et le dégoût charnel »
Dominique Brancher (Genève), « Erotisme et botanique »
Christine Detrez (E.N.S - L.S.H.) & Anne Simon (C.N.R.S.), « De l’Ordre moral au désordre familial ? L’érotisme comme facteur de conservation ou de désintégration des structures familiales classiques »
Isabelle Durand-Le Guern (Lorient), « Eros gothique: perversion et subversion »
Florence Fix (Dijon), « Œdipe et érotisme au temps de la Dame de fer »
Frank Greiner (Reims), « Fictions sentimentales et protestantisme »
Vincent Jouve (Reims), « Erotisme et théorie de la lecture »
Jole Morgante (Milan), « Les Conduites amoureuses dans les Contes de La Fontaine »
Marie-Victoire Nantet (Reims), « Une Valse à trois temps »
Danielle Perrot (Lyon), « Deux mythologues violeurs de mots: le sexe contre la norme chez Juan Goytisolo et Elfriede Jelinek »
Jacques Poirier (Dijon), « Judith, sainte et catin ou les malheurs de la vertu »
Johana Porcu (Manchester), « Désir sexuel, violence, ordre social et transgression dans Scedase d’A. Hardy »
Thierry Santurenne (Paris), « Noces de sang: l’hymen et la guillotine. Le Dialogue des carmélites de Francis Poulenc »
Sylvie Servoise (Rennes), « Théorème ou l’érotique comme détour »
Tomasz Swoboda (Gdańsk), « Bataille: l’orgie civilisatrice »
Nicolas Surlapierre (Lille), « L’érotisme au cinéma de Lo Duca »
Jean-Claude Ternaux (Reims), « Fugite fornicationem ! Les Anciens au secours des Pères de l’Eglise dans le Luxuriae dehortamentum de Pierre Grosnet »
Frédérique Toudoire-Surlapierre (Besançon), « Balthus érotique »
Alain Trouvé (Reims), » Desnos/Aragon sous le signe de l’infini: écrire/lire l’érotisme à l’âge surréaliste »
Frank Wagner (Namur), « Le pervers et ses lecteurs. Sur le sadisme robbe-grillétien »
Michel Erman: « L’Absence »
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